A six heures, je suis déjà prête. Il me tarde de prendre la route, j’ai hâte d’aller voir le pays profond, son peuple, son âme.
En lisant le prospectus que l’hôtel a mis sur la table de chevet, il y a une vraie excitation ! Doyaba dégagerait une sorte de puissance mystique et des grands sorciers y tiendraient leurs réunions secrètes. Des audios d’une émission fameuse d’Africa n°1 en rajoutent. Patrick Nguemandong y fait mention à plusieurs reprises, lui qui était au fait de l’Afrique mystérieuse qu’il avait narrée dans des émissions radio devenues cultes. Pour me faire peur, j’en ai enfilé quelques épisodes de ces « Aventures mystérieuses ». Il semblerait même que les peuples Sara qui descendaient d’Égypte s’étaient donné pour objectif de toucher du doigt le centre du continent. Grâce à leur science et des instruments de haute précision, ils auraient retrouvé le point central du continent à Doyaba. Le pharaon Perib-Sen aurait supervisé lui-même l’expédition, suivant des archives retrouvées dans sa tombe en 1898 à Abydos. L’érection de la stèle en 1938 symboliserait les quarante ans de cette découverte. C’est dire toute la puissance symbolique du lieu !
A six heures, le soleil est déjà haut et on le sent. Comme prévu, le Tour Operator nous donne les consignes dans le réfectoire du petit-déjeuner. L’excitation des aventures !
J’ai appris que le peuple tchadien est hospitalier et résilient et je peux admirer la force qui le porte, face aux aléas engendrés par une vie politique mouvementée et tourmentée. En même temps, cela ne semble pas m’étonner. La situation géographique du pays ne laisse aucun doute sur un rôle géostratégique qu’il est amené à jouer -et qu’il joue très souvent au détriment de ses propres fils. Mais je suis déjà charmée par la stature des gens. Ils sont immenses et musclés, hormis quelques bonhommes ronds que j’aperçois dans les travées de l’hôtel.
Le car se lance et quitte N’Djamena. La circulation est fluide et je profite du paysage d’un pastel incroyable. La brousse s’étend à perte de vue et se déroule comme un film. Nous venons de passer Guelengdeng, puis Bongor pour notre première escale aux Chutes Gauthiot, du nom de l’explorateur qui y a disparu et dont on ne retrouva jamais le corps… Voir surgir de spectaculaires cascades d’une dénivellation de près de cinquante mètres dans un milieu qui paraît sec et aride est la représentation du mystère de la nature. Qui a engendré une microbiodiersité fascinante. Je prends quelques photos, mais je me laisse surprendre par cette nature inattendue. Puis nous arrivons à Pala pour la nuit à l’hôtel. Je m’affale et m’endors de suite après le dîner avec des images contrastées plein la tête et les yeux ! Je suis tout autant subjuguée par la forme atypique de l’architecture traditionnelle qu’étonnée de son abandon au profit d’une modernité qui ressemble à un greffon et qui enlaidit cette richesse. Je suis impressionnée aussi par l’histoire incroyable du peuple moundang. Notamment, l’idée que chaque roi devrait mourir à sa septième ou huitième année de règne. Ce régicide rituel m’intrigue et me questionne. Le guide nous dit que nous aurions pu assister à la fête annuelle du Cié-sworé (âme du mil) qui a lieu les mois de fing-yuru (décembre-janvier) suivant le calendrier moundang à Léré.
Léré . Ce matin est tiède. Un micro climat dû au lac. Je suis hyper excitée de voir les fameuses carpes. Aux abords du lac, une micro société constituée de pêcheurs, de badauds, de baigneurs se côtoie joyeusement. Il y a aussi ceux qui viennent faire la lessive. Je suis saisie par ces scènes banales des sociétés que nous avons laissées derrière nous au nom du modernisme en Europe. De plus, les cérémonies rituelles traditionnelles risquent de subir le même sort et cela ne me plaît pas beaucoup.
Le guide nous raconte la résistance du peuple moundang pour conserver « son » lac suite aux appétits et tentatives de Modibo Zoubeiro, célèbre lieutenant du chef peul Ousman Dan Fodio de s’emparer de la région. Je trouve que c’est largement mérité.
Mais le clou reste le lamantin. Ce gros herbivore aquatique est aussi appelé vache de mer. Il aime les eaux chaudes. Notre ami, menacé d’extinction, est frileux et a besoin de températures plus clémentes pour vivre. Sur la barque à fond plat, nous voguons sans bruit à la rencontre des lamantins. Nous approchons de la petite île que des piroguiers -sans doute des pêcheurs- contournent pour aller dans des endroits plus poissonneux. Notre guide nous dit que l’ensablement continu entre le lac mineur et le lac majeur pourrait entamer l’avenir du lac et des lamantins et que les autorités commencent à réfléchir au sujet…
Les lamantins nous surprennent ! Dans leur indolence et leur agilité, on devine qu’ils n’ont pas choisi cet endroit par hasard. Un vrai paradis. J’en reste bouche bée. C’est la première fois que je vois le lamantin. Le Tchad tient là un patrimoine de l’humanité qu’il se doit de protéger pour le bien commun de tous. Je frissonne d’émotion de tant de mystères…
Le soir, je dormirai avec tant d’émotions dans le corps et la tête en pensant à ma chienne Isis restée chez Alain à Bruxelles. Je ne sais pas si Isis aurait apprécié… En attendant que demain, le trajet vers Moundou me surprenne tout autant…
Le trajet vers Moundou est tout aussi reposant que riche en paysages de savane de plus en plus boisée. La terre ocre renvoie des toiles chamarrées. De petits villages et hameaux bordent la route comme des haies d’honneur à travers une faune herbeuse avec plus d’arbres. De temps en temps, on aperçoit des habitants occupés à leurs tâches, d’autres se reposant à l’ombre d’un manguier géant qui porte lourdement ses fruits. Des animaux divaguent et des enfants sales se coursent dans l’insouciance. Moundou est une ville à l’animation typique et débordante. Depuis le car, la musique des bars vient ricocher sur les pare-brise comme signe d’une cité d’ambiances improbables. Moundou tient bien son statut de ville étape incontournable sur le chemin du Centre de l’Afrique. Selon le guide, la cité était fondée en 1924 par un administrateur français qui avait été séduit par le site depuis la baleinière qui le transportait. La création de la région Logone avait opposé allemands et français. Ces derniers avaient cédé la région aux allemands en 1911 avant de la leur reprendre à la fin de la première guerre mondiale. Un administrateur y avait fait planter des flamboyants qui donnent son surnom de « Moundou la rouge » à la ville. Ce célèbre administrateur planteur de flamboyants français était surnommé par la population Baoguel du fait qu’il était gaucher. Moundou est aussi une ville industrielle ; elle a une manufacture de cigarettes, une usine d’égrenage de coton, d’huile et de savons, etc. Sur la précédente étape de Léré, le guide avait évoqué un projet de chemin de fer qui relierait la ville au Cameroun ; mais lâche aussitôt que ledit projet sommeille encore dans les tiroirs.
Dans les rues, les affaires vont bon train. En ce mois de mars, il y a beaucoup de mangues disposées en petites pyramides à côté de légumes de toutes sortes. Je me suis acheté des calebasses pyrogravées, elles sont magnifiques et trouveront une place de choix dans mon appartement bruxellois. Il n’y a pas d’étiquette sur les marchandises et clients et marchands négocient dans une ambiance bon enfant. J’aime beaucoup ce commerce social épuré. Des clandos hèlent le client pour proposer une course. De gros camions surchargés de marchandises, de voyageurs attendent le départ. Des poulets accrochés sur les côtés semblent terrorisés par la peur. Ils ont la tête en bas et je n’aime pas cette souffrance inutile infligée aux pauvres bêtes. Que dire des chèvres et moutons tout aussi à l’étroit entre humains et marchandises ?
Inutile de faire la promenade au lac Wey proposée dans l’étape. A l’hôtel, il y a au menu du dîner les célèbres coleus esculentus, une espèce de patates communément appelées bourbayos, véritables stars gastronomiques de la ville ! Je découvre le goût subtile et délicat de cette pomme de terre que j’avais aperçue tout à l’heure au marché. Je prends le temps de mettre mes photos dans mon PC et m’endors comme un bébé.
Sarh.
Le quatrième jour de mon périple vers le Centre de l’Afrique démarre ce matin frais et moite par un petit-déjeuner. Une omelette, un jus de banane et d’avocat. Depuis mon arrivée, j’ai pu apprécier différemment le goût des fruits. Ainsi, la mangue que je n’appréciais pas trop pour son acidité m’a séduite. Les ananas, les goyaves également. Le guide dit que c’est parce qu’ils sont cueillis fraîchement, comparés à ceux qui sont récoltés verts et qui doivent voyager des jours entiers avant d’arriver en Europe. Je prends désormais les goyaves avec moi pour mon goûter.
Pour quitter Moundou, nous traversons le Logone au niveau de la Cotontchad et nous enfonçons dans la savane densément boisée contrairement à ce que j’ai vu jusqu’à présent. Parfois, c’est tout vert et le guide nous explique les gens mettent le feu dans la brousse délibérément pour brûler l’herbe sèche afin de permettre aux souches de repousser. Cela a l’avantage de donner du pâturage aux animaux, car ici, il n’y a pas de culture développée de fourrage.
Anciennement Kokaga, la ville s’était ensuite appelée Fort-Archambault avant de devenir Sarh en 1972. Le guide nous dit que le gouverneur Antonetti qui l’avait dessinée envisageait d’en faire la future capitale du pays. La ville semble plus calme que Moundou, son climat est doux. Au bord du fleuve Chari, subsistent encore quelques grandes bâtisses coloniales qui prolongent le charme discret de Sarh. Sarh est une ville verte, il y a beaucoup d’arbres qui bordent les grandes rues. La ville avait servi de garnison pour des bataillons de la France libre lors de la seconde guerre mondiale. Avant de venir, j’avais regardé un film légendaire, « Les racines du ciel ». La ville de Sarh reste célèbre pour avoir servi au tournage de ce grand film dans lequel avaient joué des légendes du cinéma : Juliette Gréco et Errol Flynn. Ce film a été le véritable déclencheur de mon projet de venir. J’ai pensé que le réalisateur John Huston voulait capter la force centrifuge de Doyaba pour l’insuffler dans ce film avant-gardiste de l’écologie politique vingt ans après l’érection de la stèle. S’inspirant de l’œuvre de Romain Gary, le film raconte l’histoire d’un « homme qui se lance corps et âme dans la protection des éléphants et de la nature contre le plus grand des prédateurs, l’Homme. » Je me suis lancé le défi de mettre, moi aussi mon pied dans les pas de ce grand mouvement écologiste, aller me ressourcer là où la force fondamentale de l’Afrique démarre…
Kaar Kaas Sonn
Laval, le 15 et 19 août 2023

 

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